La bovine comédie ("Combat de reines", Nicolas Steiner)

Combat de Reines
Domingua, Mélancolie, Shakira… Voilà les noms de trois reines, héroïnes de Kampf der Königinnen (Combat de reines). Trois des stars pour lesquelles se déplacent des journalistes venus de toute la Suisse ainsi que plus de dix mille curieux et passionnés. Ce sont de véritables beautés à l'air débonnaire mais au caractère bien trempé, originaires des Alpes valaisannes, reines de la lutte et, à en croire certains, authentiques danseuses. Chaque printemps, elles viennent en découdre dans la boue et la sueur, pour la finale cantonale – autant dire mondiale – et mesurer leur puissance dans l'arène d'Aproz, sous les regards de six juges intraitables et de milliers de spectateurs de tous âges, conquis et souvent experts, comme en témoignent les discussions passionnées qui animent les travées de l'événement. Dans la première catégorie concourent les plus belles, les plus imposantes, âgées de cinq, six ans et plus et pesant jusqu'à sept ou huit cents kilos.

Le fascinant documentaire de Nicolas Steiner, présenté dans la très belle sélection « Appellations Suisse » du festival de Locarno, nous plonge au cœur d'une compétition annuelle ouverte aux vaches d'Hérens, élevées essentiellement dans le Valais suisse. Je suis allé voir deux fois en deux jours ce petit bijou en noir et blanc, sans regret : la deuxième séance fut presque meilleure, ne serait-ce que parce que j'ai pu lâcher des yeux les sous-titres et contempler à loisir les belles bêtes cornues. Je passe, seul bémol de ce deuxième service, sur les hurlements de trois vieilles Suisses, leurs commentaires, leurs rires gras et bruyants et leurs "oh" et "ouh" à chaque esquisse de coup de cornes ou  de sabots.

Combat de reinesLe réalisateur s'est déjà fait remarquer dans de nombreux festivals pour Ich bin’s Helmut, réjouissant court-métrage. Ici, il a suivi, dès les préparatifs d'avant départ, un « cow-boy » s’exprimant dans un doux suisse allemand aux sonorités valaisannes. Il a également accompagné un groupe de quatre jeunes motards venus assister aux festivités et un sympathique journaliste radio venu de Zurich pour couvrir l’événement en free-lance. Une fois sur place, la caméra s’attache, en sus, au destin de deux autres vachers, dont une jeune fille pétillante convoitée par l’un des motards mais qui n’a d’yeux que pour sa Mélancolie – qu’elle appelle aussi du doux surnom de Diamant pour la soutenir lorsque la bagarre fait rage : irrésistible.

Le film présente un intérêt immédiat par le sujet traité : c'est une occasion de découvrir une pratique régionale bien vivante, ce que le sociologue Pierre Parlebas appellerait un « jeu sportif traditionnel », avec quand même une particularité non négligeable : ce sont des animaux qui s'affrontent, sous le regard aussi inquiet qu'attentif – c'est peu de le dire – de leurs éleveurs. On retrouve plusieurs caractéristiques clés du sport, comme les limites spatiales de l'affrontement, les catégories de poids, la réglementation stricte des combats – respectée par les vaches, à l'aide de rabatteurs qui n'ont pas froid aux yeux.

Combat de reinesEt qui dit pratique régionale dit terroir. Les premières images plantent le décor en jouant à fond la carte de l'imaginaire montagnard suisse : routes en lacets et tunnels présentent le trajet comme une interminable expédition, à travers de vertes vallées où l'on s'attend à croiser Heidi à chaque virage. C'est surtout vrai du périple du protagoniste zurichois, mesurant la profondeur de sa plongée valaisanne lorsque son téléphone portable cesse soudainement de répondre : on mesure la distance matérielle mais aussi et surtout symbolique entre le très rural Valais de la métropole qui vit naître le dadaïsme. Une fois sur place, la caméra relève, non sans malice, les gestes hésitants du citadin confronté à des bovins imposants et aux réactions parfois imprévisibles.

Voilà assez pour alimenter un documentaire, enrichi de quelques jolis moments plus ou moins pittoresques, comme la petite fille qui donne à manger à la très grosse vache, les railleries qui fusent et les voix qui s'épaississent à proximité de la buvette, les doutes des éleveurs sur la fiabilité des balances utilisées pour la pesée des concurrentes - "la mienne a pris cinquante livres, je te dis que quelque chose ne va pas" - ou encore le mur consacré aux dessins de vaches réalisés par des enfants.

Tout cela ravira les curieux mais, par-dessus tout, la réussite tient au fait d’avoir écrit un vrai scénario et de l’avoir filmé comme une fiction, avec une très belle montée en puissance et, en guise de climax, un feu d'artifice de ralentis, de zooms et de travellings sur des combats auxquels le réalisateur parvient à donner un rythme haletant. On suit, d'un côté, les gestes de nervosité des éleveurs, leurs commentaires inquiets, leurs regards rivés sur les bêtes ; de l'autre, les charges soudaines des mastodontes qui, quelques secondes avant, faisaient mine de s'ignorer. L'alternance donne une étonnante intensité dramatique aux combats, échappant à la carte postale. Au risque du ridicule, les très gros plans à hauteur des yeux – ceux des vaches, bien sûr – donnent même des airs de western spaghetti aux dernières scènes.

Pour ma part, sans doute aidé par la musique, j'y ai cru de bout en bout, n'apercevant une lueur de second degré que dans la toute dernière image, un très gros plan ralenti sur les yeux moyennement expressifs de l'un des bovidés. Un grand moment de cinéma, tout simplement.

Kampf der Königinnen (Combat de reines), Nicolas Steiner, Suisse, 2011.

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