Essential Filming ("Essential Killing")

Enfin vu Essential Killing, loupé lors de sa sortie au début de l'année. Ça a bien été le choc que laissaient espérer la critique presque unanime, le prix spécial remporté à Venise en 2010 et, toujours à la Mostra, le prix d'interprétation glané par Vincent Gallo.

La première scène suffit presque à justifier qu'on voit le film. En seulement quelques plans, Skolimowski résume le bourbier afghan : trois soldats américains - dont un suréquipé avec détecteur de mines, jumelles à infra-rouges -, défoncés à l'afghan (!), s'enfoncent dans les sinuosités d'un canyon asséché. Quelques secondes suffisent pour nous rappeler que, des guerres indiennes à l'envoi de troupes en Afghanistan, de l'attaque de la diligence à la batterie anti-aérienne, à peu près rien n'a changé, si ce n'est que la cavalerie arrive désormais en hélicoptère et que le lance-roquettes a remplacé flèches et winchester. Lance-roquettes sur la détente duquel finit par appuyer un tireur isolé, terré dans une grotte, envoyant nos trois éclaireurs au ciel en petits morceaux.

Rien n'a changé non plus dans la légitimation du conflit, qui passe par la construction d'une altérité proche de la déshumanisation, où l'homme-animal du désert asiatique a remplacé celui de la prairie nord-américaine sans trop de difficulté : capturé après son "exploit", Mohammed-Vincent Gallo se retrouve dans un camp où les prisonniers, encagoulés, sont traités au mieux comme de dangereux bestiaux. Loin du documentaire ou du film militant, Essential Killing se contente de résumer ce processus de déshumanisation en quelques images d'humiliation et d'interrogatoires pour le moins musclés, avant de se centrer sur la traque. Toute sorte de considération morale disparaît alors, au profit d'une alternative simple: s'en sortir (et survivre, par la même occasion) ou se faire prendre, dans un univers kafkaïen aux allures parfois hallucinatoires.

En même temps, humain ou non, c'est bien là une question qui parcourt l'ensemble du film : échappé grâce à l'accident d'un fourgon qui, suppose-t-on, le transportait vers un nouveau lieu de détention - peut-être une prison secrète européenne ? -, perdu dans la Taïga enneigée, apeuré et affamé, Mohammed a-t-il encore grand-chose d'humain ?


Réduit à se nourrir de fourmis et d'écorce d'arbre, le supposé terroriste est surtout perdu et scénario et mise en scène donnent à ce terme une lourde signification. Ici, la perte se décline dans un impossible aller-retour entre le personnage et le milieu, celui-ci offrant une résistance farouche aux tentatives d'adaptation/appropriation de celui-là. Pour le personnage affaibli et privé de tout repère, la forêt boréale n'est pas seulement hostile - elle pourrait d'ailleurs difficilement être moins que cela pour un habitant du désert afghan. Elle est inaccessible et, surtout, destructrice de son identité, son "moi". Malgré d'évidentes différences, j'ai d'ailleurs beaucoup pensé à plusieurs films - Dead Man, de Jarmush, ainsi que deux films découverts à Locarno: Headhunters, du norvégien Morten Tyldum et Silberwald, de la suissesse Christine Repond - dans lesquels le binôme forêt/neige occupe une place centrale dans l'évolution psychologique du personnage, comme paysage à la fois de l'introspection et de l'initiation - à creuser !

Sur le registre de l'impossible adaptation, j'ai bien aimé le traitement de la tenue du personnage : à l'accoutrement "typiquement" afghan - au moins pour des yeux occidentaux - succède la combinaison orange de prisonnier, puis les uniformes subtilisés à deux policiers/militaires lancés à la poursuite du "héros". Le premier est noir et, dans la neige, facilement repérable par les hélicoptères de surveillance. Le second est blanc et va se couvrir progressivement des traces de la traque - comme la veste d'Alfredo Garcia. D'abord les salissures sombres liées à l'errance du personnage dans la forêt, puis le rouge du sang des blessures infligées et subies.

Plus largement, c'est un beau leitmotiv du film que cette salissure noire ou rouge projetée sur le blanc immaculé de la neige - ou d'un magnifique cheval, à la toute fin -, qui donne lieu à quelque plans d'une beauté à couper le souffle, comme ci-dessus. En somme, une mise en scène au poil et un superbe jeu à l'instinct de Vincent Gallo qui donnent, à l'arrivée, un résultat vraiment grandiose. A voir à tout prix.

Jerzy Skolimovski, Essential Killing, Pologne, Norvège, Irlande, Hongrie, 2010.

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