Coup de cœur tessinois ("Another Earth")

Ô joie ! Another Earth, premier long métrage de fiction de Mike Cahill sort en France le 12 octobre et, espérons, bientôt en Suisse, après avoir écumé les festivals depuis le début de l'année (Sundance, où il a été primé, puis notamment Locarno et Deauville). C'est l'un des films qui m'ont le plus marqué à Locarno et, dans le jury restreint (mais de qualité !) constitué des trois personnes qui m'accompagnaient et moi-même, il entrait sans hésitation dans le groupe des favoris pour le léopard d'or. Ci-dessous, un simple clic vous transportera vers une double critique, aussi publiée sur le site des Cafés géo, dont la deuxième partie est signée de Gilles Fumey.

Astrophysicienne en herbe fraîchement admise au MIT, la jeune Rhoda Williams rentre d’une fête un peu trop arrosée et voit sa vie basculer lorsqu’elle percute violemment la voiture de John Burroughs, célèbre musicien, tuant sa femme enceinte et son fils de cinq ans. Adieu le MIT, remplacé par un séjour en prison, destin brisé pour l’autre survivant de l’accident, qui plonge dans la dépression. Voilà pour le versant terre-à-terre du scénario. Du côté des étoiles, quelques instants avant le carambolage, une planète inconnue est apparue dans le ciel, sur laquelle la vie serait possible. Lorsque Rhoda sort de prison quatre ans plus tard, le statut de ce nouvel astre a considérablement évolué : de petit point bleu – comme les yeux envoûtants de l’actrice et co-scénariste Brit Marling – dans le ciel nocturne, il est devenu un gigantesque disque visible de jour. Surtout, l’hypothèse d’une terre « jumelle », en tous points identiques à la nôtre, a germé dans l’esprit des médias, de la population et des astronomes les plus sérieux. Ces derniers la baptisent « Terre 2 » et tentent d’établir le contact avec ses habitants, pendant que quelques illuminés haranguent les foules, les appelant à la rédemption à l’approche de l’apocalypse.

Entre les étoiles et le plancher du Connecticut va se jouer un drame métaphysique sur la rédemption, le pardon, le droit à une deuxième chance et l’amour impossible entre une victime et son bourreau, celle-là ne connaissant évidemment pas celle-ci, qui elle-même cherche à se racheter par cet improbable rapprochement.

L’absolution passera, avant de plus amples développements, par le nettoyage. Rhoda, en quête de solitude et d’auto-flagellation, se fait embaucher comme femme de ménage dans un lycée où elle parcourt des couloirs sans fin, surprend des discussions coquines entre adolescentes, récure tant bien que mal des toilettes recouvertes de graffitis. A la recherche d’elle-même dans la solitude de cet espace aseptisé filmé comme un labyrinthe, où sa propre présence signifie le plus souvent l’absence des occupants habituels, elle tombe bien sur quelques indices, comme un vieux noir aveugle qui lui sert de collègue et une inscription sur le mur des toilettes susmentionnées, « The end is near ». Le double sens de la phrase fait partie des petites pépites dont regorge le scénario, le message pouvant annoncer la fin du monde autant que celle du chemin de croix du personnage, aussi bien la destruction qu’un possible renouveau.

Voilà qui reste un peu maigre et, on s’en doute, c’est bien sur cette autre Terre que l’argument du film trouve à s’exprimer pleinement. Faute de nouveaux mondes à découvrir sur Terre, cette planète « bis » représente un objet inattendu de curiosité, à propos duquel se posent peu ou prou les mêmes questions que celles ayant agité les premiers grands explorateurs : quels points communs, quelles différences entre ce « là » inconnu et l’ici ? Ces « humains » vont-ils nous attaquer – « Spare us », supplie une inscription sur la chaussée – et nous réduire en esclavage ou nous détruire ? À moins que nous le fassions nous-même ? Au XXIe siècle, peut-être avons-nous besoin de rien moins qu’un astre nouveau pour repenser l’altérité et réveiller le désir de découverte de l’humanité ? Peut-être la bourgeoisie de la banlieue de New-Haven a-t-elle besoin, pour se prendre à rêver un peu, que les médias se déchaînent et multiplient les hypothèses à propos de cet ailleurs qui pourrait bien être identique en tous points à l’ici ? Peut-être faut-il entrer en contact radio avec « Terre 2 » pour que s’agitent les méninges de la petite famille caricaturale – papa et maman sympas, petit frère drôle et branché, panier de basket dans le back-yard – de l’héroïne ?


Une autre Terre offre également, bien sûr, des pistes à qui rêve de revenir en arrière ou, du moins, de se reconstruire après un drame. Dans la maison de John, où Rhoda se fait aussi embaucher comme femme de ménage, espérant ainsi se rapprocher du musicien dont elle a détruit la vie, les deux personnages tentent d’abord de s’apprivoiser autour d’un match de boxe sur console vidéo, exutoire de fortune où les uppercuts ne cassent pas de dents. Puis les liens vont véritablement se tisser via un télescope braqué sur la nouvelle planète, dans lequel elle comme lui cherchent tour à tour leur vérité : « Tu crois que je suis en train de faire le ménage chez toi, là-haut ? » Comprendre : est-ce que je suis femme de ménage là-haut, ta femme et ton fils sont-ils morts là-haut ?

Car, la foi aidant, cette planète identique pourrait ne pas l’être, après tout, mais offrir d’infimes variations qui en feraient vraiment un ailleurs. Un ailleurs improbable, de ceux qu’on atteint lorsque l’introspection dépasse les questions en surface, lorsque se (re)trouver nécessite de se transporter vraiment ailleurs. A défaut des déserts métaphysiques du Sud-Ouest des États-Unis, où les voyages se font à la verticale, vers les profondeurs géomorphologiques, les réalisateurs de la Côte Est s’inventent donc des mises à distance de science-fiction pour exprimer leur plongée métaphysique.

Celle-ci se pare, chez Mike Cahill, des attraits d’une esthétique branchée : la musique de Fall on your sword, l’utilisation du numérique et une réalisation nerveuse – au risque, sans doute d’agacer quelques spectateurs – donnent au film des allures de clip électro plutôt que d’opéra baroque, qui l’éloignent de Malick et son arbre de vie. Les deux réalisateurs partagent toutefois leur optimisme et leur croyance aux miracles : alors que Melancholia détruit, chez Lars Von Trier, notre Terre bien aimée, comme si seuls le pessimisme et la dépression pouvaient permettre de supporter notre existence, l’envahissante planète de Cahill offre à tous une deuxième chance et, qui sait, peut-être de nouveaux horizons au cinéma lui-même.

Ci-dessous, la vision de Gilles Fumey de ce même film qui, je crois, lui a aussi bien plu.

Il y a parfois des thèmes qui courent dans l’air du temps et celui d’Another Earth sur les écrans en même temps que Melancholia de Lars Von Trier peut nous aider à rapprocher ce qui intrigue les astrophysiciens et les hommes d’aujourd’hui. Certes, il y a peut-être une autre planète qui ressemblerait à la Terre, comme une Earth 2, et nous ne serions pas seuls dans l’Univers. Mais il y a surtout une hantise prégnante de voir disparaître Earth 1 du fait des dégâts écologiques. Un conte philosophique peut-il aider l’humanité à saisir la seconde chance que nous donnerait cette planète, en nous enjoignant par là-même, de protéger la nôtre ?

Another Earth n’a pas déclenché l’enthousiasme des jurés du festival de Locarno comme celui de Sundance sans doute parce que le pari de bâtir un récit sur une question aussi ambitieuse n’aurait pas été tenu. Ce n’est pas notre point de vue. Le lien entre la vie de Rhoda et l’attraction que confère chez elle cette nouvelle planète est très réussi. A la fois sur le plan technique, psychologique, mais aussi par le rôle que joue l’espace dans cette interrogation. Entre la planète  intérieure de Rhoda et le système planétaire tel qu’il est perçu par les humains, transitent les éternelles questions métaphysiques que l’image peut faire surgir par le téléscopage des échelles. Mike Cahill comme Lars von Trier parviennent à montrer combien la dépression conduit à un mode d’être donnant accès à des réponses qui ne sont pas des impasses. Comme le romantisme fut la mélancolie de la modernité, le style élégiaque de Another Earth rejoint la quête de nombreux contemporains qui veulent tenir l’émotion à distance. La meilleure façon de la faire parvenir aux spectateurs.

Mike Cahill, Another Earth, USA, 2011

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