Le cinéphile, le gnou et la dinde ("Qu'est-ce que le cinéma ?")

Tu aimerais, lecteur adoré - et c'est tout à fait légitime -, savoir répondre à une question apparemment aussi simple que : "Qu-est-ce que le cinéma ?" avec l'aplomb du connaisseur, l'assurance du spécialiste, la modestie du passionné. Tu désires ardemment avoir en tête quelques arguments bien sentis pour expliquer à tes amis dubitatifs pourquoi Cosmopolis n'est pas que chiant mais d'abord un grand moment de cinéma, ou encore pour convaincre avec gentillesse mais fermeté une petite cousine amoureuse de Jean Dujardin que non, Brice de Nice ne constitue pas une étape-clé de l'histoire du septième art.

Tu ne serais pas contre - et c'est bien compréhensible - briller, à l'occasion, dans quelques salons bien fréquentés, en parlant avec l'air de ne pas y toucher de l'effet Koulechov, du "ciné-œil" de Vertov, de la signification des faux raccords chez Godard et, pourquoi pas, une fois l'auditoire conquis et suspendu à tes lèvres, lui faire don d'un petit aparté sur la conception nietzschéenne du monde qui transpire dans le plan séquence ouvrant La Soif du mal et plus largement dans le style de Welles.

Tu te dis surtout - et ça se tient - que, parmi les éléments saillants permettant de nous distinguer, nous êtres humains, du poisson rouge, du gnou et de la dinde, la capacité à percevoir dans des images défilant sous nos yeux un peu plus qu'une succession de stimuli provoquant des réponses glandulaires, occupe à n'en pas douter une place non négligeable. Oui mais voilà, pas évident de trouver le temps d'éplucher les deux livres de Deleuze sur le cinéma, pas plus que ceux des Mitry, Metz et consorts.

Coup de chance inouï : Éric Dufour s'est chargé de tout le boulot et l'a condensé dans un peu plus de soixante pages, auxquelles il a ajouté quelques extraits de Deleuze suivis de commentaires de son cru. Ça s'appelle Qu'est-ce que le cinéma ?, c'est chez Vrin et c'est très, très bien. Pour résumer un demi-siècle de sémiologie du cinéma, Dufour commence par y traiter de la place de l'image en rappelant que c'est sur elle que peut et doit se baser un discours esthétique sur le cinéma : "l’œil esthétique" apprend à être sensible à la forme, "à la manière dont le contenu se manifeste dans une certaine forme" (p. 11). Autrement dit, ce n'est pas la diégèse, l'histoire, qui constitue l'enjeu d'un film, c'est une manière de raconter avec des images. Une jolie comparaison convaincra les plus perplexes : parler d'un film en se limitant au scénario reviendrait au même que juger un opéra sur la seule base de son livret - ce qui est un brin réducteur, non ?

Le deuxième moment, dense, reprend un long débat mené par les grandes figures de la sémiologie du cinéma. Faut-il considérer le cinéma comme une langue ou un langage, et pourquoi ? Partant, un film est-il nécessairement narratif ? Ces deux vastes questions sont traitées en quelques pages, qui exigent du lecteur soit une familiarité un peu plus qu'anecdotique avec quelques notions de linguistique, soit un minimum de disponibilité pour aller soutirer à l'ami Wiki des informations sur la double articulation du langage et la subtile distinction - d'ailleurs récusée par d'aucuns - entre sémiologie (plutôt moustachue) et sémiotique (barbue).

Comme Dufour s'intéresse aussi beaucoup à la musique, il la mobilise à nouveau pour introduire son troisième thème, le montage : comme une note dans un morceau, une image au sein d'un film n'a de sens que contextuel, en rapport avec celles qui la précèdent et la suivent, donc en rapport avec le tout (le film, pour ceux qui n'ont rien suivi). Sur cette base, on perçoit que la principale clé de compréhension des différents courants ayant émaillé l'histoire du cinéma - classicisme hollywoodien, néoréalisme italien, nouvelle vague et autres - réside dans la manière dont s'articulent le tout et la partie, le sens que revêt chaque image et celui qu'elle acquiert par son insertion dans un ensemble.

En somme, c'est dans une totale délectation que cette saine lecture devrait plonger tout lecteur (très) curieux et (un peu) ignorant des théories du cinéma. Ce qui, en fin de compte, ne va pas sans une mauvaise nouvelle. En effet, lecteur humain, tu n'auras plus beaucoup de moyens d'apaiser ta conscience taraudée lorsque tu choisiras d'aller voir The Dictator en te disant que Faust, oui, c'est vrai que ça a l'air magnifique mais bon, pas ce soir... Glou-glou. 

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