Cadavres exquis : Lasso (Salla Tikkä), Holy Motors (Leos Carax)

JN, mon conseiller spécial en art contemporain, m'a fait parvenir ce court-métrage de Salla Tikkä, artiste finlandaise célèbre pas seulement pour l'orthographe déroutante de son patronyme mais aussi pour ses vidéos et photos (la preuve ici). En quelques images, avec une "histoire" de lasso, elle s'attaque à un vaste débat de la sémiologie du cinéma : existe-t-il des invariants dans le rapport entre certains types d'images ou de suites d'images et leur signification ? Autrement dit, est-ce qu'un très gros plan sur fond d'Ennio Morricone dit toujours la même chose, est-ce qu'un montage alterné possède toujours le même sens ?



Indépendamment de la démonstration du beau blond avec sa corde à sauter, la vidéo incite d'abord à répondre oui. On a l'intuition, avec le raccord regard - très gros plan sur la fille regardant à travers la vitre, puis type au lasso en pleine action - que la succession d'images veut dire quelque chose. Sauf que non. Il y a du sens en puissance, découlant d'un type d'images familier pour tout spectateur occidental mais, à l'arrivée, ces deux plans ne signifient pas vraiment quelque chose, pas plus que le plan d'ensemble avec la fille qui recule.

Dans la phrase : "Le cadavre exquis boira le vin nouveau", aussi absurde soit-elle, on comprend quelque chose, même sans un contexte permettant d'actualiser le sens des mots. Au contraire, il manque aux images de Tikkä un contexte qui permettrait de saisir la totalité de ce qu'elles dénotent, de relier la forme au contenu. C'est ce qui faisait dire à Jean Mitry (en 1987, dans La Sémiologie en question, résumé par Éric Dufour dans Qu'est-ce que le cinéma ?) qu'il n'existe pas d'invariants dans le langage cinématographique : le sens des images y demeure indissociable de leur contenu, de ce qu'elles montrent - autant que de la manière dont elles le montrent.

En somme, on pourrait dire que Tikkä règle en trois minutes ce que Tarantino met des heures à exprimer péniblement, à coups de clins d’œil entendus et d'auto-références lourdingues, tout en faisant mine de ne pas se prendre au sérieux. (Non, je n'ai rien contre Tarantino. Enfin, si.)

Pour ceux qui trouvent que l'art contemporain c'est quand même franchement de l'enculage de mouches parfois un peu hermétique, il reste Holy Motors, dont parle ici avec son habituel brio Bertrand Pleven. Leos Carax y aborde des questions pas si éloignées, le temps d'une auto-thérapie de l'artiste se demandant s'il reste quelques spectateurs dans la salle, si possible pas endormis. Un exercice lui aussi truffé de références, avançant, à force de se prendre au sérieux, sur la crête qui sépare le ridicule du génial, mais sans basculer. Au gré des rendez-vous de Monsieur Oscar avec ce qu'il reste du cinéma, la thérapie se mue en autopsie du septième art et, tout à la fois, en promesse de renaissance : l'inventivité de certaines scènes - la séquence de motion capture filmée de l'intérieur, c'est l'idée du siècle -, un humour assez ravageur et la performance hallucinante de transformiste de Denis Lavant démontrent magistralement que le cinéma a encore de beaux jours devant lui.

Même si Carax donne parfois l'impression d'un fumeur d'opium qui croit déceler des réalités profondes que personne ne saurait voir - un peu comme le personnage de Gisors dans La Condition humaine, pour ceux qui ont des lettres -, j'ai été séduit et, pour tout dire, un peu secoué. J'ai donc appris avec stupeur, via un commentaire posté sur AlloCiné, que, comme tous ceux qui ont apprécié le film, je suis en réalité en plein "dans des délirs [sic] de pseudo intellectuels, bobos qui ne valent rien [les bobos ou les délires ? Va savoir...]".

Pas très constructif ? Pas grave : pendant ce temps, à Locarno, ça construit un max :

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