Montagnes russes dans le Tessin (Locarno 2012-2)

Après une première soirée pénible sur la Piazza Grande, puis une demi-journée passée aux urgences à attendre la pose d'un bandage sur une cheville amie entorcée suite au sabotage d'une paire de rollers, enfin du cinéma. Toujours en plein grand écart entre les paillettes et l'avant-garde, la Piazza Grande s'est fendue d'un hommage à Alain Delon, et a par la même occasion fait "salle" comble. Delon nous a fait rire, nous a garanti qu'il ne mourrait jamais - on aurait apprécié qu'il réssuscite Visconti et Melville dans la foulée, mais bon - et, beau joueur, a fait semblant de ne pas remarquer que la petite série d'extraits censée rendre hommage à sa carrière s'arrêtait en... 1972.

Plus tôt dans la journée se jouait, sans tapis rouge, un documentaire bien dans l'esprit de la Semaine de la critique : Camp 14, Total Control Zone. Le réalisateur allemand Marc Wiese y donne la parole à Shih Dong-huyk, échappé en 2006 d’un camp de travail forcé nord-coréen où il a vu le jour vingt-trois ans auparavant, et aujourd’hui réfugié en Corée du Sud. Tortures et sévices quotidiens, prisonniers réduits au rang d’animaux, famine chronique, logique totalitaire poussée à son paroxysme : rien de très nouveau du côté de cette dénonciation, même si certaines descriptions font froid dans le dos et méritent d’être entendues. En même temps, le film soulève deux questions assez originales et, en un sens, complémentaires. La première conclut le film : Shih Dong-huyk, qu'on ne peut soupçonner de facétie, se demande si l’omniprésence de l’argent n’a pas quelque chose à voir avec les suicides dont on entend quotidiennement parler en Corée du Sud, alors qu’il n’a pas souvenir, durant toute sa vie dans le camp, d'un prisonnier mettant fin à ses jours.

La deuxième question concerne notre rapport à la normalité, la réalité sociale telle que chacun l’incorpore dans son enfance via la socialisation : né dans un camp dont les barbelés servent aussi  à empêcher toute trace du monde extérieur de pénétrer autrement que par le truchement de nouveaux prisonniers, Shih Dong-huyk raconte comment la dénonciation de sa mère et de son frère, condamnés à mort pour avoir évoqué l’hypothèse d’une évasion, lui est apparue comme un geste normal, voire inévitable, n’entraînant sur le coup aucune culpabilité ni tristesse.

L’enfer est-il donc pavé de bonnes intentions ? Les salauds ont-ils tous de bonnes excuses pour commettre les pires saloperies ? Autant Shih Dong-huyk, né dans ce monde parallèle difficile à concevoir, constitue un cas-limite du coupable cent fois excusable, autant le personnage de Sandra, dans l’immonde Compliance, se réduit à une caricature et sert une dénonciation à la fois complaisante et prétentieuse des faiblesses humaines. Du haut de sa bien-pensance, quoiqu’il est vrai avec un indéniable talent de réalisateur, Craig Zobel raconte comment un horrible vicelard monte un canular téléphonique insensé, manipulant une manager de fast-food débordée et impressionnable et aboutissant à une agression sexuelle par un tiers sur l’une des employées dudit fast-food.

Se cachant derrière la fausse objectivité de l’argument-massue « inspiré de faits réels » - asséné sur l'affiche et au début du film -, le jeune réalisateur américain déploie un argumentaire moralisateur insupportable, camouflé derrière une petite critique sociale pas bien convaincante, se payant le luxe de quelques images choc qui se voudraient insoutenables mais arrivent alors que toute vraisemblance a depuis longtemps abandonné le film - je passe sur la fellation symbolisée par une goutte de coca au bout d'une paille... À cheval entre la dénonciation de la faiblesse de Sandra et, paradoxalement, la recherche de circonstances atténuantes un peu floues, Zobel prétend décrire sobrement un engrenage infernal au lieu de se révolter contre ce qui n’était pas du tout inévitable.

Deux personnages raisonnables, en refusant de céder aux injonctions du faux policier au téléphone, menacent de rétablir l’équilibre du film et de permettre l'identification du spectateur. Mais la dernière scène, une interview de Sandra après les faits, achève d’enfoncer le clou jusqu’à l’écœurement : alors que les tortionnaires nord-coréens repentis interrogés par Marc Wiese sont rongés par le remord, dans un film qui prend parti - sur un sujet très consensuel mais qu'importe -, la "pauvre" Sandra voudrait se faire passer pour une victime et Zobel refuse de lever l’ambiguïté et d’inciter le spectateur à s’indigner. Il ne nous laisse le choix qu'entre la condescendance - sont trop cons ces prolos, on peut leur faire avaler n'importe quoi - et la pitié - c'est pas de sa faute, la pauvre. L'un et l'autre reviennent à peu près au même et ne trahissent pas une bien belle idée de l'humanité.

Heureusement, il y a aussi du monde à l’autre bout du spectre allant de la méchanceté gratuite et du mépris à la bienveillance et l'empathie. Bradley Rust Grey en fait partie et a signé une jolie histoire d’amour entre deux adolescentes, Jack and Diane, sélectionnée comme Compliance dans la Compétition internationale. Une mise en scène aérienne, éthérée, de la tendresse et de la délicatesse, l’humour des situations absurdes dans lesquelles se mettent ceux qui se cherchent : de quoi l'emporter sur quelques longueurs. Avec beaucoup de sincérité, le film invite le spectateur à se souvenir des émotions de ses premières amours, cependant que le menaçait le monstre gluant et féroce de l’âge adulte.

Quand on fait du cinéma, c'est bien, aussi, d'être gentil.

Les bandes-annonces de Compliance (qui sort en France le 26 septembre prochain) et de Jack & Diane (pas encore de sortie prévue hors des États-Unis) :



Commentaires

  1. Sur le camp nord-coréen, on peut faire allusion à Soljenitsyne qui écrivait dans les années 1970 que les camps du Goulag pouvaient lui avoir fait découvrir l'amour de l'autre (qu'on appelle à Rome, la charité). l'ambiguïté du mal a été très bien traitée par Kierkegaard et beaucoup d'auteurs depuis la Grèce et même l'auteur du livre de Job. Shih Dong-huyk pose de terribles questions qu'on doit entendre. Oui, on s'intéressera un jour aux suicides dans nos sociétés riches, mais ce n'était pas central dans le film.

    Sur Compliance, le réalisateur met sur le compte du surmenage l'incapacité de Sandra à prendre la distance nécessaire par rapport à ce que lui demande le manipulateur. Je ne suis pas sûr qu'il y ait du mépris et une quelconque conscience de classe. Le message subliminal du réalisateur est plutôt que la manipulation nous menace tous, le film signale avant le générique final une soixantaine de cas de viol de ce type aux Etats-Unis.

    Quand on fait de la critique, c'est bien d'etre gentil aussi.

    GIlles Fumey

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    1. Merci Gilles pour ce commentaire. Le film met effectivement aussi en cause la pression du résultat que subit Sandra, ce que souligne la scène inaugurale de la livraison.

      Et promis, je vais être plus gentil :)

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  2. Marianne Fernandez, pour Critikat.com: "Craig Zobel [...] semble nous répéter sans cesse, sous l’excuse de la véracité des faits et de la recherche supposée de sens à cet événement : « regardez comme ces pauvres gens sont cons ! »"

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