"Museum Hours", Jem Cohen (Locarno 2012-6)

Un second texte de Gilles Fumey, sur Museum Hours, présenté dans la Compétition internationale à Locarno et maintenant en route pour le festival de Toronto.

Locarno est un festival où l’on apprend à redécouvrir les lieux. Car tout espace filmé du monde est passé au filtre d’un projet cinématographique qui le révèle. Cette « écriture du mouvement », Jem Cohen l’a mise à l’épreuve d’un lieu confiné où, justement, le mouvement est si rare qu’il redéfinit, pour peu qu’on s’y attarde, la fonction des objets qu’il contient. En posant sa caméra au Kunsthistorisches Museum de Vienne, il revient sur la fonction médiumnique des tableaux aujourd’hui à travers la vie de Johann (un étonnant Bobby Sommer), gardien à l’étage des peintures européennes et, notamment flamandes. Le titre du film conduirait à penser que c’est  le temps qui hante Jem Cohen. En fait, Museum hours est bien un film sur l’image.

Est-ce parce que notre époque « dématérialise » les images qu’on en vient à se demander à quoi servent les tableaux conservés pieusement dans ces temples muséaux ? Est-il derrière nous le temps où l’on distrayait les badauds comme le racontait Zola dans L’Assommoir quand le Louvre permit à une noce d’attendre la fin d’une averse ou sommes-nous dans cette même posture aujourd’hui que les images se veulent distrayantes ? Suivra-t-on Johann lorsqu’il raconte le contact entre les visiteurs et les tableaux, notamment ces bandes d’adolescents qui ricanent et grimacent devant les méduses ou les têtes coupées au temps du Caravage ? Les musées servent-ils vraiment à soustraire les toiles aux marchés et leurs opérations spéculatives, comme Johann le prétend ?

Pour répondre à ces questions et mille autres, Jem Cohen introduit dans l’univers confiné et répétitif de Johann, une visiteuse montréalaise, la sublime chanteuse Mary Margaret O’Hara, liant ainsi la vie du gardien à celle de la ville de Vienne qu’ils vont parcourir ensemble comme le couple atypique de Before Sunrise de Richard Linklater. En interrogeant les peintures de Bruegel par les paysages d’hiver hors du musée, les portraits de Rembrandt, les femmes bien en chair de Rubens, les momies et les chats égyptiens à l’annonce d’un décès dans l’intrigue, il replace l’œuvre d’art là où elle est, le temps du film. Dans la vie du plus humble des serviteurs de l’art : le gardien. En devisant sur la modernité de Bruegel, Johann offre à Anne de relire le monde comme une étrangeté et un étonnement dont les tableaux sont l’aboutissement.

On prendrait pour une foucade la dédicace de Jem Cohen au song writer Vic Chesnutt s’il n’était pas là, dans l’écho des chansons d’Anne, cette forme de quatrième dimension restituant le dialogue produit par ces toiles qui se parlent l’une à l’autre dans les musées et hors d’eux avec le monde réel. Il manie aussi un humour discret, cette intelligence ou ces rêveries légèrement déjantées sur les métaux lourds et le capitalisme. Ces instantanés produits par une caméra inspirée qui fouille l’espace et les rend à l’art par la grâce d’un film sont la promesse d’un nouveau bonheur toujours renouvelé à découvrir le monde.

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