Espaces de l'exclusion, exclusions de l'espace ('Henri', Yolande Moreau; 'Être vivant', Emmanuel Gras)

Pendant que les acteurs Klapisch-compatibles glandouillent à New-York et que Gandalf, Galadriel et Legolas cachetonnent dans une interminable saga Tolkieno-hollywoodienne, où c'est surtout Smaug qui est désolé de ne pas passer plus vite à la casserole, Yolande Moreau a sorti un film. Un film qui raconte comment Henri, la cinquantaine rondouillarde, perd soudainement sa femme Rita et se décide à embaucher Rosette, handicapée mentale, pour l'aider à faire tourner son petit restaurant près de Charleroi, La Cantina. Début d'une amitié qui va s'installer par petites touches entre l'Italien, qui partage avec ses habitués Bibi et René une double passion pour l'apéritif à toute heure et les pigeons voyageurs, et la jeune fille, qui rêve d'amour et, tout simplement, de normalité. C'est beau, émouvant, souvent drôle, et Yolande Moreau pose de méchantes questions sur la manière dont, sous couvert de l'évidence, les sociétés occidentales enferment ceux qui s'éloignent un tant soit peu de la norme derrière des barreaux inégalement dorés mais tous bien solides.

Maintenir l'anormalité à distance

Car si le film narre une échappée, celle d'Henri hors de son quotidien et de Rosette loin du foyer où il s'agit d'être rentré avant le couvre-feu de 20 heures, la valeur de cette fuite ne peut se comprendre qu'en creux. Les promenades sur la plage de Berck-sur-Mer - frites à la clé - prennent tout leur sens en regard du fait que la vie des handicapés est tout entière confinée derrière l'imposante grille qui cerne le jardin entourant encore, comme un moyen de mise à distance supplémentaire, l'institution qui les abrite et les surveille : hétérotopie, lieu en dehors du monde qui n'abrite pas les atrocités des Asiles de Goffman mais n'en constitue pas moins un moyen sûr de tenir à l'écart un groupe en verrouillant - au propre comme au figuré - son quotidien.

Même à l'occasion des sorties - bien sûr collectives -, les limites réapparaissent immédiatement, et un coup de sifflet rappelle Rosette à la réalité : dans la piscine, pas question pour elle de passer sous la ligne séparant les handicapés en train d'apprendre à nager des amoureux qui s'embrassent et se caressent - double privilège qu'accorde la normalité, aller où l'on veut et y exprimer, sans crainte du regard des autres, ce qu'on ressent.

Exclure les indésirables

Inversement, le SDF est bien dehors, lui. Mais que dire de cet espace urbain où il cherche désespérément le recoin à peu près sûr où il pourra dormir tranquille, l'interstice discret où il pourra déféquer à l'abri des regards ? Succession de longs travellings arrières ou parfois latéraux, Être vivant - réalisé par Emmanuel Gras, responsable du fascinant Bovines, en 2011 - filme Paris en essayant - avec succès et l'aide d'une voix off débitant un texte qui fait froid dans le dos - de nous le faire voir avec les yeux de celui qui n'a plus un sou en poche et qui erre à travers les rues, obsédé par son très incertain repas chaud du jour et le lieu où, le soir venu, il cherchera à trouver le sommeil.

En dix-sept minutes, le film rappelle, et c'est terrifiant, la double peine à laquelle est condamné le sans domicile : non seulement l'espace urbain lui refuse-t-il les "prises" - le sens des objets et ce qu'on en fait - qu'il offre à ses habitants "normaux", mais encore cet espace se couvre-t-il d'un mobilier urbain destiné à empêcher toute forme de réappropriation susceptible d'interférer avec la spatialité quotidienne des bonnes gens - bancs sur lesquels on ne peut s'allonger, boutons sur les perrons d'immeubles, etc. Alors que les pigeons, eux, s’accommodent finalement assez bien des pics ornant les murs de nos villes, au point d'y faire leur nid à l'occasion.

Alors, plus libres que nos déviants, les pigeons ?

Difficile de trouver Être vivant, diffusé début décembre sur Arte, dans le magazine Court-Circuit. Mais gageons qu'il réapparaîtra ici ou là sur la toile.

En attendant, la bande-annonce de Henri : 



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