Pierre Salvadori, depuis vingt ans
et huit longs métrages, propose – à l’image de l’auteur de théâtre
qu’interprète François Cluzet dans Les
Apprentis, qui se défend de savoir écrire autre chose que des comédies sans
prétention – un cinéma sans fioriture, qui ne roule pas des mécaniques. Des
comédies éthérées, où gags et quiproquos s’enchaînent et, ici ou là, cèdent la
place à des moments de grâce et de fragilité – une anti-déclaration d’amour en
ombres chinoises dans De vrais mensonges,
Audrey Tautou abandonnée au bord de la piscine d’un palace dans Hors de Prix, Catherine Deneuve perdue
dans le rayon d’un projecteur de diapositives dans le récent Dans la Cour. De quoi nourrir un compte
rendu de son dernier film, très bientôt en ligne sur le site des Cafés géo et à lire ci-dessous en avant-première mondiale.
À force de modestie et de
légèreté, on pourrait accuser Pierre Salvadori de proposer un cinéma drôle et
divertissant mais inoffensif. Un cinéma n’ayant rien à dire sur la société et
tirant sans relâche sur la corde du duo improbable. En quelque sorte, un cinéma
à la Griffith[1],
mettant en parallèle ou en présence des individus issus de milieux différents,
pour profiter des potentialités comiques de ces associations tout en se gardant
d’interroger les rapports de force et de domination, pas plus le destin
collectif dont les individus sont porteurs, en lien avec leur bagage
socioculturel.
Or, chez Salvadori, il y a bien
confrontation et frictions corollaires : entre les jeunes fauché-e-s de Hors de prix et les vieux/vieilles
riches qui se les envoient en échange de quelques paillettes ou, dans De Vrais mensonges, entre la coiffeuse
ingénue assumant mal son ignorance et l’ambigu intello polyglotte, camouflé en
artisan pour fuir sa propre intelligence. Dans
la cour tourne autour d’une telle rencontre, dans un lieu fait pour ça, la
cour intérieure d’un immeuble du 10e arrondissement. Fait pour ça
car on s’y croise, on s’y marche dessus, on y négocie, par le geste et la
parole, l’us et l’abus des parties communes. Une interface entre les habitants
de l’immeuble mais aussi entre eux et l’extérieur, dont la loge située à
l’entrée constitue le nœud et le concierge la personnification. Au cœur de ce
condensé d’urbanité, le nouveau concierge va se rendre utile comme il peut,
traînant sa dépression et sa toxicomanie loin de la musique et de la scène,
qu’il a désertées.
Ce que nous dit au passage le
film, c’est que la coprésence est une condition nécessaire mais pas suffisante au frottement : les habitants donnent le ton, décident ou non de s’adresser
la parole comme de côtoyer le nouvel arrivant, que son métier assigne à un
statut inévitablement subalterne. L’ancien espoir du football, qui passe son
temps à se défoncer, le fait volontiers avec ce nouveau compagnon auquel il
ouvre sa porte sans manière ; la retraitée déprimée se lie d’amitié avec
lui ; le concierge lui-même ne peut se résigner à dénoncer le squatteur
installé dans la remise. En somme, la coprésence permet des interactions qui
constituent autant d’infimes mais nombreuses négations de la distance physique
induite par la distance sociale.
Mais le personnage de
l’architecte maniaque intervient pour rappeler tout le monde à l’ordre (social)
et souligner que permettre l’interaction, ce n’est pas la créer. Merci de ne
pas entreposer de vélos dans la cour, de ne pas laisser entrer les
démarcheurs : on exige le calme et le silence, piliers du mode de vie
bourgeois à la ville comme à la campagne. Et ce n’est pas parce qu’on vit dans
un logement collectif au cœur d’une métropole qu’on est prêt à s’exposer à
l’altérité et à être dérangé. Surtout quand on évite d’adresser ses doléances
directement aux voisins, faisant alors du concierge non plus un outil de
rapprochement mais, au contraire, une courroie de transmission permettant
d’éviter le contact.
L’agencement spatial particulier
de la cour a besoin, pour que s’expriment ses potentialités, que les acteurs
sociaux en fassent autre chose qu’un
point de passage anonyme ; qu’ils fassent de son personnage emblématique,
le concierge, autre chose qu’un employé chargé de la propreté et de
l’application des règles édictées par la copropriété – la quasi-disparition des concierges
parisiens règle d’ailleurs le problème. Dans
la cour nous rappelle ainsi que l’urbanité est une virtualité, qui
nécessite une actualisation par des actes : un lieu devient ce qui le
définit parce que les acteurs sociaux décident de s’emparer des prises qu’il
recèle et cette interaction entre le contenant et le contenu fait le lieu.
Dans l’un des quartiers
emblématiques de la gentrification parisienne, ce sont les arbitrages des
nouveaux arrivants qui donnent le ton, selon qu’ils choisissent de se frotter
au milieu ou de se calfeutrer derrière les portes de leurs immeubles et de
leurs appartements tout en tirant profit des aménités du centre-ville.
[1]
Pour la critique de Griffith et, en particulier, de l’usage du montage alterné
que moyen de neutraliser la question des rapports de classes, voir Deleuze, G., L'Image-mouvement. Cinéma 1, Paris : Minuit.
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