L'Abri, Fernand Melgar

Les soirs d’hiver, à Lausanne, on trie les pauvres. Ça se passe à la nuit tombée, à l’entrée d’un souterrain, les employés de la protection civile installent des barrières pour contenir la marée humaine qui va bientôt se dresser aux portes de l’Abri. À 22 heures, alors que soixante à quatre-vingts candidats se pressent derrière les barrières pour échapper aux températures négatives le temps d’une nuit, c’est l’heure du choix pour les veilleurs : les femmes, les enfants et les personnes âgées d’abord, puis l’arbitraire total, toi oui, toi aussi, toi non, toi non plus. Les insultes fusent, la tension monte, la caméra de Fernand Melgar circule entre les deux points de vue : écœurement des veilleurs contraints au tri impossible, amertume et incompréhension des refoulés, qui resteront quelques minutes à cogner contre la porte métallique.

Sans-abris hors-la-loi

Habitant lui-même la ville, celui qui, après La Forteresse et Vol spécial, s’affirme en documentariste des déshérités, a décidé de rendre visibles ces invisibles. Invisibles car dormir dehors est illégal – cas intéressant de "dépublicisation" de l’espace public par la force publique – et, comble de l’ironie, passible d’amende. Sans voix off, sans le temps ni la place pour faire le tour de la question, le film se donne pour ce qu’il est, quelques instantanés de la vie dans l’Abri et quelques portraits de ses occupants.

Il donne la parole à ces migrants espagnols, tunisiens, mauritaniens, venus en Suisse avec l’espoir d’échapper à la pauvreté et qui se trouvent vite pris dans une logique de dégringolade que les employés du centre d’hébergement connaissent par cœur. Il filme le quotidien de ces Roms, autorisés à se déplacer en Suisse mais pas à y travailler. Il montre – longue promenade nocturne dans le pas très accueillant Ouest lausannois – la débrouille pour dénicher des abris de fortune dans les recoins de la ville, quand l’espace urbain se dérobe, se refuse, n’offre pas de prises.

Rendre leur humanité aux exclus

Il décrit longuement la manière dont les services sociaux dépensent des fortunes pour instaurer une sorte de carte d’identité importée de Genève, permettant la gestion informatique des présences dans les trois centres d’hébergement de la ville. Ses instigateurs ont beau présenter le procédé comme un moyen de faciliter la vie des sans-abri, il apparaît bien plutôt comme un réflexe pavlovien de l’administration de prendre en main une population semi-nomade qui lui échappe. Loin de cette logique bureaucratique, les veilleurs se contentent, gestes simples mais pas du tout anodins, d’appeler les occupants de l’Abri par leurs prénoms, de leur souhaiter bonne nuit, bon appétit…


De la même manière, c’est l’immense mérite du film, comme les deux précédents, de donner à voir ce que le passant ne peut/veut pas voir, de redonner voix et corps des individus que l’exclusion objectifie. En somme, de leur rendre leur humanité.

Incontournable.


Commentaires