Timbuktu mon amour

Il y a des films qui se trouvent pris dans les filets de la posture de certains critiques. Comme s'il savait prédire que telle œuvre s'attirerait les éloges consensuels de la presse, le critique ou le journal soucieux de montrer qu'il ne pense pas comme tout le monde se jette avec ses grandes dents sur la pauvre bête et lui règle son compte. Oubliant au passage que devenir adulte, c'est faire/aimer des choses même si tout le monde fait pareil. Devenir un critique adulte, ce pourrait être défendre un film même quand Voici et Gala le portent aux nues. Le prétexte des Cahiers du cinéma, par la plume de Gaspard Nectoux, pour dégommer Timbuktu ? Trop de poésie, pas assez de réel. C'est vrai qu'une lapidation à mort ça fait pas lourd. A  moins que le texte n'ait été écrit avant de voir le film, ou sans y penser, ou tout comme ? Bref, pénible de lire un papier aussi creux, prétentieux, méchant et inutile. Sans être sûr de faire beaucoup plus utile, ce qui suit - à lire aussi sur le site des Cafés géo - se veut plus modeste et plus gentil, c'est déjà ça.

Victimes musulmanes du djihadisme

Révolté par la lapidation, en juillet 2012, d’un couple coupable de ne pas s’être marié devant Dieu, le cinéaste mauritanien Abderrahmane Sissako se lance, dans l’urgence, dans ce qui va devenir le magnifique Timbuktu, en compétition à Cannes début 2014. Une révolte qui tient aussi à l’indifférence occidentale devant de tels actes, puisque les médias ne vont vraiment s’intéresser à ce qui se joue au Mali que suite à l’entrée en guerre de la France en 2013 et aux exécutions d’humanitaires et de journalistes occidentaux. Sissako rappelle que les premières victimes des djihadistes salafistes sont des musulmans, en particulier à travers de saisissants dialogues entre un imam et un représentant salafiste, le premier montrant au second que son interprétation du Coran ne vaut pas tripette, et qu’il est bien assez difficile d’être en paix avec soi-même pour ne pas aller expliquer aux autres ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire.

En plus de ce salutaire message, et de la dénonciation de la bêtise crasse de pieds-nickelés croyant se battre pour le salut moral du Monde, il faut bien sûr s’arrêter sur le titre, et sur le choix comme cadre de l’action de cette ville pluriséculaire.

Contrôler les corps, anéantir l'urbanité

En effet, c’est bien l’annihilation de l’urbanité de Tombouctou qui forme la principale occupation des islamistes, par l’exercice d’un contrôle permanent sur les corps, à défaut des esprits – et parfois de la parole, première arme de résistance. Des annonces quotidiennes énumèrent les interdits, des milices patrouillent pour faire respecter des règles vestimentaires strictes aux hommes comme aux femmes et interpeller les femmes osant sortir seules, et les terrains de football sont sous étroite surveillance – menant à un pur moment de grâce et d’absurde, quelques minutes de dribbles sans ballon qu’il est impossible de ne pas évoquer, tant Sissako réussit là un coup de génie.

En somme, les puritains fraîchement au pouvoir à Tombouctou, tout en appliquant leurs propres règles à eux-mêmes avec souplesse, poursuivent un objectif aussi simple qu’implacable : faire disparaître l’espace public, non seulement au sens métaphorique d’Habermas – la sphère du débat démocratique – mais aussi et peut-être d’abord au sens matériel du terme, qui désigne les lieux de rencontre et de frottement – les rues, les places – où règnent l’inattendu et l’incontrôlable, et dont un symbole est ce personnage de folle, arpentant les rues avec sa longue traîne, son coq et son rire halluciné, et s’écriant : "Je suis la fissure !".


Mais comme la frontière entre public et privé manque parfois de netteté, aucune raison de ne pas pousser plus loin cette mainmise sur les corps, en s’immisçant dans l’espace privé, tout comme le droit français, au XIXe siècle, a vu évoluer la notion d’attentat à la pudeur pour aller progressivement imposer la morale puritaine jusque dans les lieux les plus intimes – ce qu’a joliment décrit Marcela Iacub (Par le trou de la serrure, Fayard, 2008). C’est ainsi que les patrouilles islamistes enfoncent des portes lorsque s’en échappent quelques sacrilèges notes de musique : fin de la distinction entre privé et public, début du totalitarisme, dit Arendt. Ce qu’il reste d’espace public se réduit finalement à une farce macabre, les exécutions et punitions ordonnées par un tribunal religieux, mise en scène sordide de la loi et du pouvoir divins.

Nier le paysage

Au-delà de l’urbanité et de l’espace public, le discours de Sissako prend une autre dimension à travers Tombouctou, témoin – par son architecture et plus encore par les nombreux manuscrits qui y sont conservés – de l’effervescence culturelle de la région à la fin du Moyen-Âge. Ce que détruisent le dogmatisme et le fanatisme, c’est la culture de plusieurs peuples et générations, au moins autant par la mise sous coupe réglée du géosymbole d’une civilisation passée et présente que par les coups de fusils sur des statuettes dogons, dont l’idiotie vaut bien celle de la destruction de Bouddhas afghans.

Au-delà encore, puisque la bêtise n’a pas de limite, les mêmes s’attaquent aux temps géologiques du paysage désertique et de ses dunes, lorsque l’un des plus antipathiques de la bande, après avoir fumé une cigarette sacrilège à l’abri des regards, décharge son fusil mitrailleur sur un buisson qui émerge entre deux dunes, traduisant toute la frustration et la peur des femmes qui participent à fonder l’obscurantisme. L’impudeur, décidément, s’insinue partout pour narguer les puritains.

Magnifique et nécessaire.

Pour une critique (constructive) sur le fond, voir le texte éclairant de Sabine Cessou sur son blog.


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