Petite géographie de Mad Max : la route entre civilisation et chaos (FIG 2015)

Mad Max

Le monde après la fin du monde, quelle géographie ?

En ouverture de Mad Max : Le défi (1981), une séquence introductive – d’ailleurs pas très indispensable – plante le décor : un long conflit entre grandes puissances a mené à un monde en manque de pétrole et envahi par les pillards, le basculement ayant commencé dans le premier volet de la série (Mad Max, 1979). On est bien dans le contexte de l’imaginaire postapocalyptique qui prend une place croissante dans le cinéma occidental depuis les années 1960. Or la description de ce monde d’après la fin du monde mobilise un imaginaire géographique qui en dit long sur les angoisses et inquiétudes qui agitent les sociétés occidentales depuis un demi-siècle.

Mad Max: Le défi
Ce dont il est question ici, c'est la manière dont George Miller s’inscrit dans cet imaginaire géographique postapocalyptique occidental, tout en mobilisant des éléments propres le rattachant au cinéma australien des années 1970.

Au programme, trois objets géographiques ou "géotypes" : le désert, l’agglomération humaine et la route, qui présentent l’intérêt d’être omniprésents dans le cinéma nord-américain et australien, ce qui va permettre de naviguer entre les particularités du cinéma de Miller et ses échos hollywoodiens.


Désert

Juste après la séquence introductive du deuxième volet, la mythique V8 Interceptor se trouve au cœur d’une poursuite dont Miller a le secret, dans laquelle on trouve à peu près tout : la route, la fascination pour les voitures et la vitesse, la panne d'essence qui guette, une bonne dose de queer et, surtout, le désert.



Dans tout Mad Max transparaît une fascination trouble pour les grands espaces et la wilderness, sous la forme de paysages désertiques et semi-désertiques omniprésents dans les deuxième, troisième et quatrième volets. On retrouve cette relation ambiguë – plus peut-être que dans les westerns hollywoodiens – ailleurs dans le cinéma australien : chez Peter Weir (Pique-nique à Hanging Rock, 1975) ou Nicolas Roeg (Walkabout, 1971), le désert se fait lieu de l’initiation et de l’épreuve, mais aussi de l’imprévu et de la remise en cause des valeurs.

Les valeurs, justement, commencent à manquer durant le premier Mad Max, clos par une poursuite à contre-temps sur des routes semblant de plus en plus mener nulle part, à travers un paysage de moins en moins humanisé. Le désert, en toute logique, traduit le mieux l’idée de fin du monde, en cela qu'il s’oppose de la manière la plus radicale possible à la grande ville, donc à la civilisation telle que nous la percevons, en lien avec l’agriculture et l’urbanisation du Néolithique. D'une part, l’aridité empêche toute culture ou presque ; d'autre part, le paysage n'en finit plus d'être hostile et dur, associant roches, animaux à sang froid et vent balayant/recouvrant tout lentement mais sûrement.

Surtout, chez Miller le désert consiste en un espace non pas à conquérir – comme dans les westerns classiques, où la dureté du désert est une épreuve, un passage vers une terre promise – mais dans lequel on rencontre des ruines plus ou moins bien recouvertes par le sable (panneaux, véhicules abandonnés…), c’est-à-dire les vestiges d’un monde disparu. On peut déjà parler, dans le premier volet, d’un déficit de lieux : une gare déserte et minable rappelle l’ouverture d’Il était une fois dans l’ouest, pendant que le commissariat se désagrège, symbole d’une justice balbutiante. Dans les épisodes suivants, l’aboutissement de ce déficit est l’avènement du "wasteland" (désert, mais au sens d’une terre abandonnée, "désolée").

En cela, le désert fait office d’espace qui n’en est plus un, c’est-à-dire qui n’est plus approprié ou appropriable par un groupe humain : il s’oppose au territoire (humanisé, socialisé) et se réduit à une étendue (Michel Lussault). Dans un tel "non-espace", les individus éclatés ne semblent pas poursuivre d’autre projet que survivre, faute de prises auxquelles s’accrocher. Il ne reste plus aux protagonistes qu’à croire en un ailleurs, en une géographie mythique dont ils possèdent des traces plus ou moins tangibles : la carte postale d’une lointaine plage de rêve dans Mad Max 2, le souvenir d’enfance un peu flou du "Greenland" dans Mad Max: Fury Road (2015).

Vous avez dit : ville ?

Mad Max: Au-delà du dôme du tonnerre
De ce néant sociospatial émergent quelques embryons de civilisation, des tentatives de refaire lieu et ainsi refaire société.

Dans Mad Max 2, une petite communauté érige dans le désert une forteresse de fortune destinée à protéger des pillards une raffinerie et sa cargaison d’essence, pour une halte d’une durée indéterminée sur la route d’une très hypothétique terre promise (la plage de la carte postale ci-dessus). Le moins qu’on puisse dire est que ce lieu se signale par le minimalisme de ses fonctions : pomper, raffiner, se protéger. On n’a guère plus qu’un "quasi-lieu", dont la pauvreté se trouve aggravée par un état de siège permanent qui rappelle les thématiques zombies.


Plus intéressant, dans Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre (Mad Max: Beyond Thunderdome, 1985), une petite ville offrant un concentré de l’imaginaire queer/freak de Miller se dresse dans le désert, dirigée de main de fer par une étrange despote incarnée par Tina Turner en personne. La ville a surtout une importante particularité, qu’on découvre dès l’arrivée de Max : on n’y entre pas à moins d’avoir quelque chose à vendre ("If you’ve got nothing to trade, you’ve got no business in Bartertown"). Non seulement la ville ne fait pas très envie par son aspect, mais elle se réduit surtout à sa fonction commerciale/économique, le tout renforcé par le fait que le pouvoir politique est mené à la baguette par les deux « chefs » d’un sous-sol produisant l’énergie de la ville à partir de défécations porcines.

Au-delà de la critique transparente du capitalisme sauvage et de ses peu avouables tréfonds, la tentative de refaire lieu ne produit qu’une forme corrompue de société/urbanité. Loin de ce lieu de perdition, Max trouvera refuge auprès d’une drôle de tribu d’adolescent-e-s vivant en harmonie avec la nature tout en vouant un culte aux lumières de villes, variation sur le mythe du bon sauvage et promesse de renouveau de l’humanité.

Route

Mad Max: filmer la route


Un troisième géotype redouble la tension entre ville et désert : la route. Ce qui habite littéralement Mad Max, c’est l’obsession de Miller pour les engins motorisés, quasiment des objets transitionnels – évidemment ultra masculins. On ne compte par les inserts sur les roues, boîtes de vitesse et autres tuyaux d’échappement, au point que la V8, bricolage mythique, est bien l’un des principaux personnages. Corollairement, poursuites et accidents font de la route l’objet spatial central de la série.

Premier niveau de lecture : le mouvement et la vitesse procurent liberté et adrénaline. On retrouve un imaginaire de la route assez classique, au cœur des Road Movies nord-américains des années 1960, renforcé chez Miller par le côté assez puérile du rapport des personnages à la vitesse motorisée. Max et ses collègues retirent de la route et de longs trajets vers nulle part un plaisir manifeste, d’ordre charnel.

D'où un deuxième niveau de lecture. Si la société, au moins occidentale, se définit par sa sédentarité, alors la route introduit une tension entre les binômes sédentarité/civilisation et nomadisme/chaos, entre stable et instable, entre immobile (par conséquent bien à sa place) et mobile (par conséquent incontrôlable car "insituable", ce qui est pire que de ne pas être à sa place).

Mad Max: Fury Road
Dès lors, revers de la médaille et enjeu des deux premiers volets, des hordes de motards font régner la terreur, à la recherche d’essence – leur permettant de rouler, pour trouver de l’essence, pour rouler, etc. Cette tension fait écho à l’opposition, aux fondements de la civilisation nord-américaine, entre communities – groupes sédentaires partageant des valeurs communes – et beatniks – rebelles de tous bords (auto-)condamnés à la mobilité. Cette tension spatiale civilisation/chaos, là encore comme dans le cinéma nord-américain, recouvre d'ailleurs une opposition de genre : aux hommes – avec une coloration gay/queer propre à Miller – la route, aux (rares) femmes les espaces "domestiques" ou ce qu'il en reste. Même s'il faut reconnaître à Miller de mettre en scène quelques redoutables amazones dans Mad Max: Fury Road (2015), à commencer par Charlize Theron en Impératrice Furiosa.

Croisée des chemins

Reste que l’ambiguïté du discours de la tétralogie tient au personnage de Max, proche de celui du justicier du Far-West. Ce héros ambigu oscille entre l’attachement à la douceur et l’immobilité de son foyer et l’excitation addictive de la route et de la vitesse, conscient que la différence entre lui et les gangs de motards qu'il combat ne tient qu’à un fil. Les événements vont ensuite le rattacher pour de bon à la route et, dans les trois volets suivants, il restera étranger aux quêtes des principaux protagonistes, tout en les rendant possibles.

Miller, pas binaire pour un sou, mobilise la route comme lieu de l’ambiguïté absolue, relevant à la fois de l’incontrôlable et de la liberté, du danger et du salut, du civilisé et du sauvage, et où se retrouvent, avec des rôles parfois mal identifiés, fauteurs de troubles et gardiens de l’ordre. Il se fait de cette manière le témoin d’un monde dans lequel les repères sociaux, et en particuliers spatiaux, se brouillent irrémédiablement. 

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